étappes: 142
Mars 2007


Jan van Toorn

Je ne cherche pas,
je trouve
*

 


Une de mes images préférées dans l'œuvre de Jan van Toorn est une double page de son ouvrage de 1999 'Il faut cultiver notre jardin'. Sur la page de gauche, une photo de deux hommes, visiblement d'origine moyen-orientale, se tenant les bras et souriant chaleureusement. Le plus grand et plus jeune des deux, penche sa tête vers l'autre comme pour lui chuchoter quelque chose à l'oreille, voire même l'embrasser sur la joue. La page de gauche présente une capture d'écran venant d'une page web en arabe, avec la photo de trois femmes visiblement agitées. Elles pleurent, se lamentent comme si elles assistaient à des funérailles. Une partie de cette page est cachée par un encart en papier opaque, sur lequel un texte demande si l'espace de la réalisation de soi est vraiment un espace privé. Les caractères sont bleus, et au dos, des caractères rouges avec la traduction néerlandaise brillent en transparence.


Quand on déplie l'encart, apparaît un fragment de photo d'un homme à l'air renfrogné tenant un fusil automatique. Son regard est dirigé vers nous, mais ce n'est pas nous, ou l'objectif, qu'il regarde. Ses yeux regardent derrière nous, et ce qu'ils voient n'est visiblement pas très réjouissant. Ce n'est qu'après avoir plié et déplié l'encart plusieurs fois qu'on réalise que l'homme au fusil à l'air renfrogné est sur la même photo que les deux hommes qui sourient. Tous les trois sont dans la même pièce – mais on dirait qu'ils sont sur deux planètes différentes…

Le montage de cette double page est exemplaire : la photo des trois hommes qui semblent célébrer la victoire (les deux hommes souriant en s'embrassant) et se souvenir des sacrifices que cela a demandé, ou anticiper ceux à venir (l'homme au fusil), contraste parfaitement avec celle des trois femmes pleurant leurs fils, mari, ou frère morts. Ce contraste est encore accru par l'encart, qui accentue les différences frappantes entre les hommes. Mais regardez les mains : celle de gauche attrape le bras de son ami, celle de droite tient son fusil comme elle tiendrait un bébé. Le texte sur l'encart, une citation du philosophe argentin Ernesto Laclau, affirme qu'il n'existe pas de moyen d'expression 'neutre' dans lequel ou par lequel les individus peuvent se réaliser. Tout est médiatisé, semble-t-il dire, même nos pensées les plus intimes. Et qu'y a-t-il de plus intime que l'amitié, que de tuer ou de perdre un proche ? Les photos symbolisent cette intimité, et soulignent l'idée représentée par la citation : que l'intime est politique et donc public. En y réfléchissant, cela est valable dans l'autre sens aussi, évidemment : le public est politique, et donc intime. Nous avons tendance à l'oublier.

Je décris cette double page en détail, parce qu'elle représente pour moi le summum de ce qu'un graphiste peut faire quand il agit en rédacteur. La photo de gauche (par le photographe palestinien Ahmad Abdul Rachman) est un chef-d'oeuvre d'observation, mais il acquiert encore plus d'épaisseur si on l'associe à la page web à gauche. Sa mise en page suggère qu'il s'agit d'une page d'actualités, et bien que la photo ne soit pas esthétiquement remarquable, elle est saisissante. C'est le décor qui la rend efficace à côté de la photo des hommes : ils mènent des guerres, font les gros titres et les veuves. Mais l'intervention la plus importante du graphiste, ici, est l'utilisation de l'encart. La petite feuille opaque rend la grande photo interactive : le lecteur doit agir de manière délibérée pour découvrir à la fois l'unité et le contraste que représente cette image. Tout dans cette double page, jusqu'à la légende écrite à la main, à gauche, est organisé soigneusement pour prouver au spectateur/lecteur que ce qu'ils voient/lisent est manipulé, assemblé par quelqu'un – le graphiste – pour leur faire prendre conscience de ce que le graphiste veut qu'ils voient. Déplier l'encart vous le fait réaliser physiquement.

Tout ceci est signé Jan van Toorn. La double page décrite ci-dessus est un exemple comme un autre de sa vision concise de ce que doit être la mission du graphiste, comme il l'a expliqué dans les années 1970 : "La provenance et le caractère manipulateur d'un message doivent se voir dans sa forme." Prenons l'art, par exemple. Évidemment, on se dit communément que l'art est une haute expression culturelle, et qu'il est d'une valeur sociale inestimable. Mais il n'est bien entendu pas dénué d'intérêts économiques, et les discussions politiques autour de l'art tournent plus autour d'argent que de valeur. Je connais peu de dessins résumant ce débat avec autant d'habileté, voire même d'humour, que l'affiche de Van Toorn pour le musée Van Abbe à Eindhoven en 1971. Les acquisitions du musée l'année précédente sont écrites sur une liste de courses, avec le total de la dépense sous le trait rouge. L'affiche précise efficacement : "nous avons dépensé 273 969 florins de vos impôts pour ces oeuvres. Venez voir si nous avons bien fait." Vus les noms et le montant, on peut considérer 36 ans plus tard qu'il s'agissait d'un bon investissement, mais à l'époque, il était impossible de ne pas comprendre qu'il s'agissait d'une annonce autant politique que culturelle.


Jan van Toorn est  l'un des principaux acteurs du débat sur la responsabilité sociale et culturelle des graphistes aux Pays-Bas et ailleurs. Depuis la fin des années 1960, il n'a eu de cesse de défendre une culture du graphisme, en tenant compte du fait que l'information ne peut pas être neutre. Une image se doit de montrer son origine. Le graphiste doit révéler qui parle, et quels intérêts guident le message. C'est pour cette raison que Van Toorn est souvent considéré comme un graphiste politique – ce qu'il est -  bien qu'il n'ait fait que peu de graphisme politique. Son propre travail graphique s'occupe plus de dévoiler sa propre mentalité, celle d'un graphiste qui démontre dans tout ce qu'il fait qu'il est un filtre, à travers lequel passe l'information publiée. Jan van Toorn tient à montrer qu'il est là. Le graphisme change un message, s'en empare, le colore ; le graphiste tromperait son public s'il se cachait derrière ce message.

Les propres ouvrages de van Toorn, publiés pour la plupart parallèlement aux conférences qu'il donnait quand il était directeur de la Jan van Eyck Academie à Maastricht, de 1991 à 1998, sont autant de témoignages caractéristiques de sa mentalité. Mais aussi dans ses travaux pour ses clients, comme l'affiche pour le Van Abbemuseum décrit plus haut, il n'hésite pas à faire la morale au public sur le fait que le graphisme est un message en soi. Dans sa série d'affiches pour le Beyerd Museum, de 1981 à 1987, il use et abuse d'une image de la vedette de cinéma Sophia Loren et son jeune fils pour annoncer une série d'expositions sur le thème de 'L'Homme et l'Environnement'. Chaque affiche fait écho à la précédente, et la série complète fonctionne comme une suite de références. C'est l'affirmation de Van Toorn sur la culture visuelle : chaque image est liée à une autre, et ce processus d'amalgamation produit une signification culturelle. Sur la base de son utilisation de références et de sa mise en abîme, on pourrait dire que Jan van Toorn est parmi les premiers véritables graphistes post-modernes. Mais cette caractérisation peut être revue si on admet qu'au fond il est et reste un moderniste. Non seulement son style – pour autant qu'il en ait un – est profondément ancré dans l'esthétique moderne, avec sa prédilection pour les typographies audacieuses, les images percutantes, et les compositions dynamiques et asymétriques, mais sa mentalité de graphiste est aussi étroitement liée aux idéologies critiques et sociales qui ont guidé les avant-gardes du début du vingtième siècle.


Parmi les premières créations témoignant de cet héritage, et de l'assimilation de cet héritage par Van Toorn lui-même, la série de calendriers qu'il fit pour l'imprimeur basé à Amsterdam Mart.Spruijt. Au début des années 1970 – il créait ces pièces annuelles depuis 1960 – Van Toorn utilisait ces calendriers pour expérimenter une forme originale de montage photo, rompant avec la tradition photographique narrative établie à l'époque à travers des magazines comme Time, Life et le Sunday Times Magazine. L'idée de Van Toorn était de ne pas suivre une histoire linéaire, mais d'associer les images selon un point de vue très personnel, ce qui, d'après ce qu'il cherchait clairement, forcerait le lecteur à essayer de reconstruire l'idée ou l'histoire. L'objectif caché était, bien sûr, que le spectateur devienne conscient des stratégies manipulatrices, qui d'après Van Toorn dominent les informations, le photojournalisme et les médias en général.

Le dernier ouvrage en date de Jan van Toorn, 'Design's delight', est la continuité de ces idées, qu'il a poursuivies depuis la fin des années 1960. Il ne s'agit pas seulement d'une collection de ses textes théoriques et critiques précédents, mais également d'un échantillonnage des essais visuels du style caractéristique Van Toorn. Prenons par exemple la série de doubles pages au centre de l'ouvrage, intitulée ‘Panorama of habits – ten everyday landscapes' (Panorama de moeurs – dix paysages quotidiens). C'est une imagerie faite pour être lue très attentivement. En associant des photos en apparence fades à des légendes qui les arrachent à la normalité, et des commentaires qui à première lecture n'ont aucun lien avec ce qu'on voit, Van Toorn oblige le lecteur à essayer de trouver un sens à tout cela. C'est comme zapper entre des dizaines de chaînes de télévision et se demander ce que cet extrait de reportage de CNN a à voir avec ce passage fugace d'une série et cet autre bout de publicité. Si vous ne le faites pas de manière consciente et volontaire, vous finirez les mains vides. Mais si vous faites l'effort d'y mettre toute votre attention, vous verrez que quelqu'un vous parle à travers ces fragments d'images et ces bouts de texte : c'est Jan van Toorn.


Page 102/103: la photo d'un homme à l'air ensommeillé, avec un enfant passablement irrité dans un train. Suivez la photo, vous verrez ce qui est sans doute son jeune frère, le regard dirigé vers les escaliers menant au compartiment inférieur, où se trouve une fille – sa sœur ? – qui regarde un joueur d'accordéon se tenant près de la porte d'accès. Si vous avez déjà voyagé autour de Paris, vous aurez reconnu un RER. Rien de bien extraordinaire, à part peut-être le musicien – il procure un rare moment de détente, de distraction, dans cet environnement on ne peut plus monotone. En haut au centre, une image plus petite imprimée par-dessus celle-ci : il s'agit d'une capture d'écran du site de CNN, représentant un garçon noir tenant un Mickey dans ses bras, avec la légende suivante : "l'Amérique attaquée – les principales Bourses américaines fermées mercredi". Quel est le lien entre ces deux images ? Les légendes : nous apprenons que l'homme et les enfants de la grande photo sont les membres d'une famille irakienne en route vers Disneyland Paris ; la petite photo est tirée d'une émission du 11 septembre 2001.

Une fois qu'on a pris conscience de cette information, l'association des images n'est plus mystérieuse : Disneyland, Irak, le 11 septembre, les médias. Mais qu'est-ce que ces images ont à voir ensemble ? La réponse est donnée par deux éléments typographiques en apparence isolés : un bandeau donnant son titre à la double page, "les idées deviennent des marchés", et une ligne de texte en pied de page, imprimée à l'envers et mentionnant le pouvoir des "cinq géants des médias" qui "renforce l'influence du marché et de la politique sur le journalisme…" Comme dans l'exemple de départ, il s'agit là de la signature Van Toorn. Après lecture attentive, on pourrait résumer cette double page ainsi : 'la guerre au terrorisme cache les véritables problèmes de cultures divergentes derrière les récits répressifs de l'industrie de divertissement mondiale (occidentale)'. Vu ainsi, cela peut sonner comme un slogan un peu creux. Et Jan van Toorn peut être assez agaçant parfois, à force de marteler aux " pouvoirs règnant de manipulation des masses ". Mais oubliez un instant son parti pris politique, et vous verrez l'autre côté. Si l'œuvre de Jan van Toorn montre une chose, c'est bien que les messages sont manipulés, et que, selon les termes du critique culturel Hans Magnus Enzenberger, "il n'existe pas d'écrit, de film, d'émission radio ou télévisée qui ne soient manipulés. La question, alors, n'est pas de savoir si les médias sont manipulés, mais par qui ils le sont. Un dessin révolutionnaire n'a pas besoin d'être un dessin qui fasse disparaître les manipulateurs, mais plutôt qui transforme tout un chacun en manipulateur." 

Jan van Toorn souhaite que les producteurs et les consommateurs d'informations se rendent compte que dans le processus de manipulation, les concepteurs et les récepteurs sont co-auteurs du message. Pour paraphraser Roland Barthes, on pourrait dire que Van Toorn enseigne aux lecteurs de ses créations à devenir des 'lecteurs écrivants'. Jan van Toorn est peut-être un exemple extrême de cette idée, un 'graphiste de graphistes' pour certains, ou le 'Godard du graphisme' pour d'autres. Mais en analysant les mécanismes qu'il dévoile au lecteur attentif, on découvre qu'il n'est pas seulement un graphiste engagé, il est aussi un fin pédagogue du langage visuel.

 

 

* Pablo Picasso, cité dans l'affiche de 1984 de Van Toorn pour l'exposition "l'Homme et l'Environnement" au Beyerd Museum de Breda.



max bruinsma